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Près du bord, on a pied…
Un commentaire (dernier de MrSel) [2225]
- Pendant environ huit semaines de l’hiver dernier, la police côtière de Colombie britannique a récupéré six pieds humains, rejetés par le ressac et la marée de l’interminable Océan Pacifique. Les conjectures sont allées bon train dès que le deuxième pied a été retrouvé. Les locaux ont rapidement voulu croire à un accident aérien tellement violent qu’il aurait morcelé les corps des victimes.

- Mais dans ce cas, on aurait retrouvé autre chose aussi, pas que des pieds !

- Exactement. Toutes les explications naturelles – une tempête qui fait chavirer un navire, un avion qui s’abîme en mer – ne permettent pas d’expliquer que seuls les pieds ont refait surface. Et les explications, c’est bien ce qui vous motive, Adam ?

- Et bien, oui. J’avoue que mes lecteurs aiment connaître l’ivresse d’une histoire macabre bien racontée, mais qu’ils ne s’en souviennent que si le mystère possède une explication suffisamment lugubre. Quand ils s’en souviennent, ils en parlent et ça fait plus de papiers vendus. Et en ce moment, la concurrence nous laisse littéralement sur place. Même cette grosse truie fade d’Alda Ferris attire le lecteur par cagette de vingt !

- Bon. Alors continuons. Nous savons déjà que seuls six pieds ont été retrouvés. Les quatre premiers étaient des pieds droits. Aussi, la thèse d’une sinistre mise en scène liée aux milieux mafieux a vu le jour. Les New-Yorkais ont leur expression « sleepin’ with the fishes », peut-être que les porte-flingues canadiens ont leur « dancing with octopuses ». Mais ?

- Mais le cinquième est un pied gauche. Le sixième était de nouveau un pied droit. On peut peut-être croire qu’il s’agissait d’une erreur, comme celles des chirurgiens qui enlèvent le mauvais rein. Mais bon, un sur six, c’est un gros taux d’échec.

- Tout à fait. 17%, même pour des malfaiteurs à l’éducation lacunaire, c’est beaucoup. D’autant plus que les principaux mafieux qui opèrent en Colombie britannique sont des Chinois et ce genre de… d’amputations n’est pas dans leur style. Faites-moi confiance.

Adam ne dit rien. Il connaissait la réputation et les exploits de son interlocuteur. Il n’avait pas envie de remettre en question ses conclusions – les explications risquaient de toutes façons d’être sérieusement nauséeuses. Peut-être même qu’il prendrait la mouche et le ferait sortir. Il avait cette réputation. Adam ne fournirait pas de raisons à cette grosse tête pour le virer. Le silence dura presque une minute, une minute pendant laquelle Adam repris conscience de l’odeur étouffante d’encens qui régnait ici et qui formait comme une brume diaphane dans la pièce.


 Suite et fin par MrSel
    Jeudi 26 Mars 2009 à 06h44
- Continuons. Parmi ces six pieds, trois sont des pieds de femmes, trois des pieds d’hommes. Cela finit d’exclure la thèse mafieuse. Nous savons que les victimes de meurtres ou d’amputations dans le milieu sont majoritairement des hommes. En revanche, ce qui ne figure pas dans les communiqués de presse des forces de police, c’est que ces membres ont bien été amputés. Certes, certains ont été rognés, partiellement, par des animaux marins ou par les nuisibles côtiers. Toutefois, ces marques de dents sont loin d’être suffisantes pour sectionner un pied au-dessus de la cheville. Et puis, il y a l’avant-dernier pied…

- Le gauche ?

- Exactement. Le gauche. Il semble qu’il ait passé beaucoup moins de temps dans l’eau que les autres. C’est pourquoi on a retrouvé la chaussure de sport et la chaussette associée. Et il portait des marques de scie. Une petite scie de bricolage, mais une solide, du type qui puisse servir à un mari dévoué pour élaguer les sapins dans le jardin. En bref, un objet très commun, probablement comme celui-ci.

L’homme sortir alors du tiroir supérieur de son bureau une petite scie à une main, avec une poignée rouge. Adam avait possédé une telle scie, un produit d’une grande surface spécialisée dans le bricolage. Ainsi, c’était vrai, lorsque le vieil homme s’engageait sur une piste, sa passion tournait à l’obsession, jusqu’à faire le tour de toutes les grandes surfaces et évaluer laquelle des scies disponibles fût la plus apte à sectionner un tibia.

- Nous arrivons à la partie intéressante. Nous avons déjà établi qu’il ne s’agissait pas d’une catastrophe naturelle ou d’animaux qui s’attaqueraient à des cadavres. Nous savons qu’il s’agit probablement d’un être humain qui découpe ces pieds. Nous ignorons s’il agit sur des cadavres ou des personnes vivantes. Ne prenez pas cet air dégoûté, vous être venus ici pour ça. De même, nous ne pouvons pas exclure qu’il s’agisse d’une automutilation. C’est possible. Ça c’est vu, et probablement plus souvent qu’on ne voudrait bien le croire. Nous avons établi qu’il ne s’agit très probablement pas d’un crime crapuleux. Mais nous n’avons certainement pas extrait toutes les informations que les faits présents peuvent nous donner. En particulier, ne vous êtes-vous jamais demandé si ces pieds n’avaient pas une dimension mystique ? Non ? Quel dommage. Depuis l’aube de l’humanité – et même actuellement, malgré le manque d’imagination crasse de nos contemporains – les offrandes à des divinités ont constitué une dimension fondamentale du rapport de l’homme à l’invisible. Sacrifices d’esclaves au dieu de la guerre, offrandes de nourritures et d’énergie sexuelle au dieu de la fécondité et des semailles, don d’argent en remerciement d’une rémission inattendue… Ce dont on parle moins, ce sont les dons aux muses, aux esprits mesquins qui accordent ou refusent les inspirations artistiques. Il semble qu’ils soient parmi les esprits les plus difficiles à contenter. En particulier, les dons de sang – et notamment les automutilations – semblent être le minimum pour accéder à la gloire.

Les paroles de l’homme commencèrent à connecter entre elles des liaisons dangereuses. Adam était frappé par la clarté de ces explications, des éléments qu’il connaissait sans pouvoir les comprendre, comme cette oreille de Van Gogh, et qui semblaient tisser une toile d’araignée autour de sa raison. Quelque chose que l’homme lui avait déjà dite, en particulier, sonnait comme une menace sourde et vibrante. La bouche d’Adam était sèche, il avait l’impression d’avoir mâché des baguettes d’encens tant sa langue était sèche et enveloppée de cette odeur entêtante.

- Cette hypothèse peut elle être étayée ? Les esprits marins, les nixes, les naïades et autres sirènes sont souvent associées à des inspirations artistiques. Comment interpréter autrement la fréquence des représentations des femmes inspiratrices associées à l’élément marin ? Pourquoi cette magnifique Vénus sort-elle des eaux ? Quelle muse pourrait être émue d’une offrande de cette nature ? Toujours pas d’idée ? Bon. La muse la plus souvent honorée aux bords des océans est Polymnie, la muse des rhétoriciens, ceux qui convainquent et qui persuadent. Etrange que vous l’ignoriez, cher petit journaliste. Quand on perd l’inspiration, quand on écrit comme un pied, quel don ensanglanté pourrait être le plus significatif pour regagner la confiance de ses lecteurs ? Vous me disiez avec aigreur que vos concurrents attirent plus de lecteurs que vous, depuis quelques temps. Avez-vous vu ceux d’entre eux qui portent désormais un pied factice ? Vous seriez étonné. Et cette hypothèse rejoint admirablement le fait qu’il y ait à peu près autant d’hommes que de femmes dans votre profession, n’est-ce pas ? Et qu’environ 15% des journalistes sont gauchers, n’est-ce pas ?

Si un léger vertige et un goût de bile flirtaient avec la conscience d’Adam, toute son attention était focalisée sur le sourire carnassier de son interlocuteur. Celui-ci lui tendit sa petite scie de bricolage. Adam s’en saisit et sut qu’il lui restait une seule épreuve avant de retrouver l’inspiration. Cette inspiration qui lui manquait depuis tant de mois qu’il en perdait le sommeil et le goût de vivre.


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